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15 mars 2013

"Apatow a eu la force de remettre, collectivement, la comédie au centre"

Le Monde.fr

 

Le Monde.fr | 12.03.2013 à 15h59 • Mis à jour le 13.03.2013 à 09h48

  

 

 

Judd Apatow, en 2007.Judd Apatow, en 2007. | AP/KEVORK DJANSEZIAN

 

C'est une longue enquête, trop longue peut-être. Du moins épouse-t-elle le verbe, tout aussi prolixe et délayé, de son sujet : M – Le magazine du Monde a consacré, dans son édition du 9 mars, un article-fleuve au producteur, réalisateur et scénariste américain Judd Apatow, dont les comédies dépassent régulièrement les deux heures, et dont le quatrième long-métrage, 40 ans mode d'emploi, en salles le 13 mars, ne déroge pas à la règle.

Outre le cinéaste, nous avons sollicité, pour nourrir le papier (accessible en édition abonnés), quatre connaisseurs avisés de l'œuvre apatowienne : le critique new-yorkais Richard Brody, qui a plusieurs fois défendu dans les colonnes du New Yorker l'auteur de 40 ans toujours puceau ; le journaliste Emmanuel Burdeau, ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, et auteur d'un remarquable livre d'entretiens avec Judd Apatow (Comédie, mode d'emploi, Capricci, 2010) ; le producteur, cinéaste et critique aux Inrockuptibles Jacky Golberg, dont le ciné-club Thursday Night Live a aidé à faire connaître la "nouvelle comédie américaine" dans l'Hexagone ; et enfin le producteur californien Barry Mendel, qui a collaboré avec Apatow sur Funny People (2009), Mes meilleures amies (2011) et 40 ans mode d'emploi (2013).

Lire côte à côte leurs réponses produit un sentiment étrange : celui d'assister à une joute amicale entre quatre chevaliers du même ordre – l'impression, en d'autres termes, de regarder un film d'Apatow, ce preux paladin dont l'écurie ne cesse d'accueillir de nouveaux poulains. Choisir, dans cette riche matière, de maigres extraits pour le magazine fut un crève-cœur ; si bien que voici restitués – magie du web – leurs propos en (quasi) intégralité.

Couverture du numéro de janvier 2013 du mensuel américain Couverture du numéro de janvier 2013 du mensuel américain "Vanity Fair", spécial comédie. La rédaction en chef a été confiée à Judd Apatow. | CONDENAST

 

Qu'est-ce qui vous a séduit dans les films de Judd Apatow, jusqu'à mener certains d'entre vous à collaborer avec lui ?

Richard Brody : Sans doute à mon grand discrédit, je n'ai remarqué le nom de Judd Apatow qu'à partir du moment où il a commencé à réaliser des films – je suis passé à côté de sa série révérée "Freaks and Geeks", par exemple. Ceux-ci, de 40 ans toujours puceau à 40 ans mode d'emploi, offrent une vision du monde remarquablement consistante, même s'ils sont devenus de plus en plus personnels, impudiques et inquiets. Derrière le style et le ton de la comédie populaire, se cachent des mélodrames chargés d'amertume, de doutes et de regrets.

Emmanuel Burdeau : Les raisons d'écrire un livre d'entretiens avec lui ne manquaient pas. La découverte d'au moins trois films étonnants (40 ans toujours puceau, Supergrave, Délire Express), celle de deux séries ("Freaks and Geeks" surtout, "Undeclared"). Les uns et les autres tantôt réalisés par lui, tantôt par d'autres, mais avec lui en producteur et / ou scénariste. L'impression d'avoir affaire à un chef de bande à la fois débonnaire et très efficace. La curiosité suscitée par un comique s'intéressant moins peut-être à ce qu'est profondément le rire (comment ça marche, etc.) qu'à la place qu'il tient aujourd'hui dans les existences. Allant avec cela, manifeste dans les films et audible dans les entretiens (je me souviens d'un, en particulier, mis en ligne par le site de The Museum of the Moving Image), une passion pour la comédie et son histoire, au cinéma, à la télévision et sur scène. Tout cela promettait un livre à la fois spécifique (son parcours, sa bande) et plus vaste (ce domaine, qui reste toujours à explorer, de la comédie américaine).

Jacky Goldberg : J'ai découvert son cinéma avec 40 ans toujours puceau, qui avait été un modeste succès en salle, mais était passé presque inaperçu auprès de la critique, dont je ne faisais alors pas partie. Le rythme inhabituel du film, sa longueur et sa langueur, ainsi que la frontalité avec laquelle il abordait la sexualité, sans jamais sacrifier l'émotion à la logique du gag, sont les premières choses qui m'ont séduites. On était là à l'évidence dans la meilleure tradition comique américaine, celle de Blake Edwards ou de Woody Allen. Mais le véritable choc fut la découverte éblouie de "Freaks and Geeks" et "Undeclared", ses deux séries passées totalement sous les radars critiques français au début des années 2000. Mes premiers textes sur Apatow remontent à 2008, peu de temps après mon arrivée aux Inrockuptibles, qui ont toujours, traditionnellement, défendu la comédie U.S. C'est donc assez naturellement que j'ai pu moi aussi y défendre ces films. Pourquoi ? Parce qu'il me semble que la comédie est le seul genre à être aujourd'hui en situation de vivre un âge d'or. Il y a la première comédie américaine dans les années 1930-40 (Hawks, Lubitsch, McCarey, Capra...), la seconde dans les années 1950-60 (Wilder, Edwards, Lewis, Quine, Tashlin, Donen...), la troisième a commencé il y a une quinzaine d'années, avec les frères Farrelly, Ben Stiller, Will Ferrell et bien sûr Apatow. L'autre raison, c'est un goût pour la série B, pour ce dont la noblesse ne va pas de soi (tous ceux qui sont un jour descendus dans les profondeurs l'UGC Orient-Express savent de quoi je parle).

Barry Mendel : J'ai travaillé avec Judd lorsque j'étais un jeune agent littéraire, dans les années 1990. Nous sommes restés amis, et il n'a cessé de m'encourager et de me féliciter pour chacun des films que j'ai produits, de Rushmore à Munich. En 2008, il m'a demandé si j'étais occupé, et nous avons commencé à collaborer. En tant que producteur, je l'aide du début à la fin du film, d'un point de vue tant créatif que financier. Je lui suggère des idées, des lectures, des films... Mon sentiment est que Judd est devenu de plus en plus confiant et audacieux. Même s'il apprécie toujours de divertir le spectateur, il n'hésite plus à le bousculer.

Couverture du livre d'entretiens de Judd Apatow avec Emmanuel Burdeau, Couverture du livre d'entretiens de Judd Apatow avec Emmanuel Burdeau, "Comédie, mode d'emploi" (Capricci, 2010). | CAPRICCI

 

Il y a dix ans, Apatow peinait à produire Supergrave et Délire Express. Ses films ont, depuis, cumulé deux milliards de recettes au box-office. Dans quelle mesure est-il devenu une institution à Hollywood ?

Richard Brody : Comme tous les grands producteurs, Apatow a créé une patte "maison", qui s'est en partie nourrie de ses expériences de réalisateur. Il a renouvelé l'écriture comique : il s'est rendu compte que les acteurs sont plus drôles et saillants lorsqu'ils improvisent à partir d'un canevas narratif que lorsqu'ils récitent un scénario. Son système repose sur les acteurs. Le risque est qu'il ne trouve plus de comédiens suffisamment drôles pour l'alimenter. C'est moins un risque pour les films qu'il réalise – où il peut doser la tension entre ses propres inventions et celles de ses acteurs – que pour ceux qu'il produit. Son récent travail sur la série "Girls", cependant, montre qu'il est conscient de cette nécessité de renouvellement.

Emmanuel Burdeau : Je mesure mal sa place exacte à Hollywood, même si je vois bien qu'après Funny People, film à la suite duquel il s'interrogeait sur l'évolution à donner à son travail (se concentrer sur ses propres films ? former une nouvelle génération de comiques ?), il a su donner un nouveau souffle à sa carrière, notamment avec Mes meilleures amies et la série "Girls". Je ne crois pas qu'il soit devenu une institution, pas encore. Je doute que cela arrive jamais.

Jacky Golberg : Son pouvoir au sein de l'industrie a suivi une courbe ascendante à partir du début des années 2000, après une décennie un peu laborieuse passée à naviguer entre projets TV et cinématographiques, succès ("The Larry Sanders Show") et échecs (Disjoncté, "Freaks and Geeks"). Entre 2004 et 2008, il a enchaîné les succès et n'a dès lors pas, à ma connaissance, eu de mal à produire quoi que soit. L'échec relatif de Funny People l'a cependant fragilisé au sein d'Universal, la major avec laquelle il a un production deal, mais pas au point de compromettre sa position. Il demeure "THE comedy man", surtout depuis qu'Adam Sandler, après plusieurs fours retentissants, a perdu de sa superbe.

Barry Mendel : La situation d'un réalisateur à Hollywood dépend de trois facteurs : le succès financier de ses films, la qualité de sa relation de travail avec les studios, et sa manière de répondre à leurs attentes. Les films de Judd sont, en moyenne, très rentables, même si sa position change à chaque nouveau projet. C'est quelqu'un de responsable et d'agréable, ce qui compte lorsqu'on passe deux ans à travailler ensemble sur un film. Enfin, n'oublions pas que les studios tirent aussi de la fierté à produire des films exigeants, comme le sont ceux de Paul Thomas Anderson ou des frères Coen, et maintenant ceux de Judd.

Leslie Mann et Paul Rudd dans Leslie Mann et Paul Rudd dans "40 ans, mode d'emploi" de Judd Apatow (2013). | UNIVERSAL PICTURES

 

Comment a évolué la fortune critique et commerciale de Judd Apatow, parfois très dissemblable de part et d'autre d'Atlantique ?

Richard Brody : Les critiques américains ont toujours eu du mal à prendre au sérieux la comédie, même si c'est moins vrai de la nouvelle génération. Ils aiment enfin Jerry Lewis, alors pourquoi pas Apatow ? Ses derniers films ont peiné à toucher le très grand public, à mesure qu'ils devenaient émotionnellement plus exigeants. J'imagine que cela va le pousser à réduire ses budgets et à se tourner vers des producteurs indépendants, de manière à réaliser des films d'auteur rentables, à l'instar de Wes Anderson, Paul Thomas Anderson, James Gray ou Darren Aronofsky. Quant à sa remarquable fortune critique en France, je suis tenté de remercier Molière et Beaumarchais. Mais je pense qu'il a toujours été plus facile d'apprécier Hollywood depuis l'étranger. En un sens, l'Amérique toute entière est le reflet d'Hollywood, de ses défauts comme de ses vertus. Un critique français sera moins prompt à comparer sa vie quotidienne avec la grande "Scène américaine", telle que décrite par Hollywood. Il considérera le film dans sa dimension symbolique – ce qui, à mon sens, est approprié. Notre tendance à voir dans les films la représentation transparente de nos comportements trouve son terreau le plus fertile à la télévision : les spectateurs regardent les séries comme s'ils regardaient de vrais gens, et en discutent comme s'ils discutaient de personnes qu'ils connaissent ou pourraient connaître. Les séries produisent par conséquent beaucoup de discours, mais peu de réflexion sur les images et les modes de représentation.

Emmanuel Burdeau : La fortune critique d'Apatow en France reste partagée, l'unanimité est encore loin (ce dont il n'y a pas matière à s'offusquer outre mesure). Que dire ensuite ? Il y a sans doute un effet d'accoutumance avec le temps ; le travail engagé par certains il y a quelques années commence à porter ses fruits. Les acteurs qu'il a contribué à révéler sont de mieux en mieux connus ici : Jason Segel, Seth Rogen, Paul Rudd, etc. La comédie, enfin, est devenue un sujet d'intérêt et de passion, pour la critique, l'université, etc., ce qu'elle n'était pas il y a encore quelques années.

Steve Carell et Catherine Keener dans Steve Carell et Catherine Keener dans "40 ans, toujours puceau" de Judd Apatow (2005). | UNIVERSAL PICTURES

 

Jacky Golberg : Même s'il y a eu des critiques rudes, la presse américaine – ainsi que le grand public – a, pour l'essentiel et dès le début, aimé Apatow. On n'est pas du tout dans la situation de Jerry Lewis, pour prendre l'exemple canonique. Avec 40 ans mode d'emploi, sa situation vient cependant de changer. Aux Etats-Unis, le film a fait un score honorable au box-office, mais a majoritairement déplu à la critique. Plus encore que Funny People qui avait été un avertissement. On lui reproche son soudain esprit de sérieux, sa volonté d'apparaître à tout prix comme un auteur, au sens noble, européen, du terme. Bref d'être devenu prétentieux : "Vas donc faire des films pour les Français !", semble-t-on lui dire. J'ignore ce que penseront les critiques de ce côté-ci de l'Atlantique – j'imagine qu'ils aimeront pour la plupart le film, il est fait pour –, mais ce retournement américain est d'autant plus fascinant qu'il apparaît alors que la côte d'Apatow n'a jamais été si grande auprès des grands médias (Vanity Fair lui offre un numéro entier, Conen O'Brien lui consacre une émission d'une heure, 60 minutes se penche sur son cas...).

Barry Mendel : Il y a eu un tournant avec Funny People. Pour la première fois, Judd s'y frottait, sous un vernis comique, à des sujets graves : la mort, la vieillesse... Cela m'évoque le moment où Woody Allen a rompu avec la comédie pure, en réalisant Manhattan ou Intérieurs. Ce fut, par beaucoup, considéré comme une trahison. A tel point que, dans Stardust Memories, Woody s'est senti obligé de faire la satire des fans qui regrettaient sa première période. Sur cette "échelle de Woody", Judd n'ira sans doute jamais aussi loin qu'Intérieurs, mais je le verrais bien s'approcher du ton à la fois drôle et profond de Crimes et châtiments : "Il a sauté par la fenêtre." Comme Woody, Judd réalise des films d'une grande honnêteté ; voilà pourquoi, sans doute, ils traversent si bien les frontières. Je suis souvent surpris par la profondeur des critiques que je lis à l'étranger, en France ou en Angleterre. La presse américaine reste en surface. Nous autres Américains ne tirons pas de fierté de notre intellect. C'est triste !

Jonah Hill et Michael Cera dans Jonah Hill et Michael Cera dans "Supergrave" de Greg Mottola, produit par Judd Apatow (2007). | SONY PICTURES

 

A ses débuts, d'aucuns reprochaient à Apatow sa misogynie et sa puérilité supposées. Des griefs caduques au vu de "Girls", Mes meilleures amies ou 40 ans mode d'emploi. Quelle est son degré de sensibilité aux critiques qui lui sont adressées ?

Richard Brody : Apatow est très actif sur Twitter, il ne peut pas ne pas avoir lu ce que les gens écrivent. Mais son évolution artistique n'a rien à voir avec ces critiques ; elle s'est forgée à partir de son expérience et de sa réflexion propres. C'est ainsi que fonctionne toute personne intelligente, et Apatow, n'en déplaise à certains, fait partie de cette catégorie.

Emmanuel Burdeau : Ça semble clair : Apatow a essayé, avec ces films et cette série, de répondre aux critiques. On a eu raison de noter le sort volontiers ingrat fait aux femmes dans les films et les séries dont il a eu la charge. Fallait-il pour autant en faire un seuil, un critère d'évaluation critique ? Je ne crois pas. Un argument de type politique ne se convertit pas si facilement et si rapidement en argument critique, ou alors c'est que l'opération dissimule un autre genre de gêne et d'embarras. Il me semble que c'est un peu ce qui s'est passé, en l'occurrence.

Jacky Goldberg : Il y a un avant et un après Funny People. Sorti à l'été 2009, le film a été écrasé par le rouleau compresseur Very Bad Trip. Le premier moment Apatow (1999-2009 : adolescence éternelle, androcentrisme et trivialité, envisagés sous un angle critique) laissa place à, d'un côté, sa version boursouflée (Very Bad Trip et ses innombrables clones, où les hommes sont bourrins et fiers de l'être), et, de l'autre, ce qu'on pourrait appeler le second moment Apatow, davantage adulte, féminin, sérieux. Battu sur son propre terrain, Apatow s'est déplacé, avec une grande intelligence. La beauté de Funny People, c'est précisément de théoriser ce changement de paradigme : on y voit un comique malade, à l'article de la mort, ne plus du tout avoir envie de rire de ses blagues en dessous de la ceinture, pour préférer retrouver son grand amour, non sans pathos. Le film ne dit rien d'autre que : "Eh les mecs, si on arrêtait un peu les conneries." 40 ans mode d'emploi incarne cette révélation. Pour le meilleur et pour le pire.

Barry Mendel : Judd ne prête pas attention à ce qu'on écrit sur lui. Il est marié à une femme brillante, avec laquelle il a eu deux filles tout aussi vives. Il était naturel que son cinéma adopte une perspective plus féminine. Dès En cloque mode d'emploi, Judd avait remarqué le potentiel comique de Kristen Wiig. Il avait envie de la voir prendre son envol sur grand écran, opportunité qu'il a saisie avec Mes meilleures amies.

John C. Reilly et Will Ferrell dans John C. Reilly et Will Ferrell dans "Frangins malgré eux" d'Adam McKay, produit par Judd Apatow (2008). | SONY PICTURES

 

Apatow ne cache pas sa dette à l'égard du stand-up. En quoi le rythme très particulier de ses films puise-t-il dans cette admiration ?

Richard Brody : John Cassavetes, l'un de ses maîtres, n'avait pas grand-chose à voir avec le stand up. La part discursive de son cinéma est plutôt à rapprocher, selon moi, avec sa fascination pour la performance en tant que telle. Il a un sens aigu de la durée ; ses plans sont très maîtrisés, sa caméra savamment placée ; il aime regarder.

Emmanuel Burdeau : Je crois me souvenir que, dans Comédie, mode d'emploi, il définit le stand-up comme l'activité qui consiste à devenir riche et célèbre, à se sentir mieux en lançant à la face du monde combien l'on se sent mal ! Il ajoute qu'adolescent, il ne pouvait concevoir de métier plus excitant que celui-là. Cette définition du comique – plus perverse que la fameuse "politesse du désespoir" – s'est sans doute transportée au centre de ses films. Il n'y a bien sûr pas que cela : la façon de broder une longue scène à partir d'un seul mot, ou encore le tournage de nombreuses prises comme autant de variations sur un même canevas ; la recherche d'un comique surtout verbal – et même, pourrait-on dire, traitant des usages sociaux, culturels du verbe, traitant de ce que parler veut dire ; la place importante faite à la plainte, à l'engueulade, à la douleur de se plaindre, l'idée que la plainte pourrait être une des conditions du bonheur, un préalable nécessaire, mille autre choses encore viennent du stand-up.

Jacky Goldberg : Pour Apatow, le cinéma n'a pas tout de suite été une évidence. A ses débuts, il a été lui-même stand-up comedian, aux côtés de son pote et colocataire Adam Sandler (c'est ce qu'on voit au début de Funny People), puis, constatant qu'il écrivait mieux qu'il ne jouait, joke writer. Fort de cette expérience, à la fin des années 1980, il a ensuite travaillé à la télé, avec Ben Stiller et Gary Shangling. Il est arrivé au cinéma par le biais du script-doctoring, ajoutant ou améliorant des blagues à des films déjà écrits. Et c'est seulement en 2004 qu'il osa enfin passer derrière la caméra, avec 40 ans toujours puceau. Donc, non, en effet, le langage cinématographique n'est pas sa langue maternelle (contrairement aux frères Farrelly, par exemple). D'où la quasi-absence de burlesque dans ses films.

Barry Mendel : La longueur des films de Judd ne procède pas, selon moi, de son amour du stand-up. Sur scène, j'ai le sentiment que les comiques sont au contraire poussés, plus encore qu'au cinéma, à dire rapidement ce qu'ils ont à dire. Les films d'Apatow ne sont pas scandés par l'intrigue mais par les personnages. Les films à intrigues – les polars, par exemple – atteignent très vite une forme de profondeur ; quelques plans suffisent à dépeindre l'atmosphère d'une scène. Ils sont, en général, plus resserrés que les films à personnages, où la tentation est grande de donner plus de substance aux protagonistes, comme dans Magnolia ou Margaret. Même si je propose à Judd, parfois, de couper certaines scènes, je ne suis pas obsédé par la longueur de ses films – contrairement à une partie de la presse américaine. Avant la sortie de chaque film, nous organisons plusieurs projections test ; il arrive que les spectateurs préfèrent la version longue à la version courte. Dans le cas de Funny People, par exemple – son film le plus long à ce jour –, nous avons gardé les scènes de rivalité entre les jeunes comiques parce que les spectateurs les adoraient ; il était inenvisageable, en revanche, de couper dans la seconde partie du film, qui montre combien le héros n'a rien appris de son cancer. C'est cette partie si décriée qui donne au film son propos, sa morale.

Leslie Mann, Adam Sandler, Seth Rogen et Eric Bana dans Leslie Mann, Adam Sandler, Seth Rogen et Eric Bana dans "Funny People" de Judd Apatow (2009). | UNIVERSAL PICTURES

 

Seth Rogen, James Franco, Jason Segel, Jonah Hill, Michael Cera, Emma Stone, Lena Dunham... La liste des poulains adoubés par Apatow est impressionnante. Dans l'introduction de Comédie, mode d'emploi, Emmanuel Burdeau évoque l'esprit de chevalerie propre à cette troupe. Où se niche au juste, dans cette écurie, le chevaleresque ?

Richard Brody : Savoir repérer le talent est la marque d'un grand réalisateur. Comme Apatow est également producteur, il est en mesure de faire travailler ses "découvertes" ailleurs que sur ses propres films. Dès que celles-ci volent de leurs propres ailes, il doit en trouver de nouvelles.

Emmanuel Burdeau : Chevalerie est un bien grand mot. Si j'évoque quelque chose d'approchant dans cette introduction un peu tarabiscotée, c'est d'abord parce que les films de la "bande Apatow" sont souvent des histoires de garçons entre eux (même si de moins en moins) liés par des drôles de codes de conduite ou de langage qui peuvent rappeler une manière de chevalerie. Dévaluée mais réelle. Il y a toujours une licorne quelque part, une forêt enchantée, une quête, un mythe à raviver, fût-ce celui d'une virilité quelque peu ridicule. Certes en marge de la bande, deux films parlent d'ailleurs très directement de cela : l'excellent Grands frères de David Wain et le médiocre Votre majesté de David Gordon Green. Le premier met en scène un faux tournoi comme il en existe aujourd'hui, le second se passe carrément au Moyen Âge. Il me semble – j'aimerais écrire plus longuement à ce sujet – que, si la comédie a toujours quelque chose de déstabilisant et de démystificateur, elle a également une dimension puissamment remystificatrice, remythifiante : elle a l'air de tout de détruire au passage mais elle cherche, aussi bien, à retrouver un code d'honneur. Une chevalerie ! Une comédie, c'est toujours le rêve de retrouvailles avec un état antérieur, et mieux ajusté, du rapport entre les êtres. Il s'agit là de ce dont parlent les films, ce qu'ils sont. La façon de travailler au sein de l'écurie Apatow, c'est sans doute autre chose. Mais une autre chose qui a, je crois, encore à voir avec cela : une juste distribution des compétences, l'utopie d'un collectif...

Jacky Goldberg : Lorsqu'on est adoubé par Apatow, on fait vraiment partie du clan, et il devient possible d'y gravir tous les échelons. Ainsi, Seth Rogen ou Jonah Hill ont commencé comme acteurs, puis ont été encouragés à écrire puis produire, voire réaliser leurs propres films. Il y a un amour de la flexibilité et de l'autonomie chez Apatow : j'ai l'impression qu'il n'aime rien plus que former des artistes complets, capables de voler de leurs propres ailes. Des gens qui, probablement, lui survivront. C'est précisément ce que John Hughes n'a pas réussi à faire.

Barry Mendel : Même si c'est un collaborateur très discipliné, Judd a toujours gardé une sensibilité de fan, qu'il cultive depuis l'adolescence. Rien ne lui fait plus plaisir que d'offrir une plus grande visibilité à des personnes, qui selon lui, le méritent, comme Melissa McCarthy ou Kristen Wiig. Avec les garçons de "Freaks and Geeks", c'était un peu différent. Lorsque la série a été annulée, à la fin de la première saison, Judd s'est senti investi d'une responsabilité quasi-parentale à l'égard des jeunes acteurs, que l'on avait déracinés de leur école et de leur famille, un an durant. En mentor, il a encouragé James Franco, Seth Rogen ou Jason Segel à écrire leurs propres scénarios ; il leur a insufflé une éthique de travail qui leur a permis de survivre dans cet univers brutal que peut être Hollywood.

"Mes meilleures amies" de Paul Feig, produit par Judd Apatow (2011). | UNIVERSAL PICTURES

 

L'œuvre apatowienne apparaît comme disséminée, passant d'une plume à l'autre, d'un support à l'autre – TV, web, cinéma. Une partie de l'attraction qu'exerce la bande Apatow sur la critique française ne provient-elle pas, justement, de cette remise en question de ses fondamentaux, elle qui, historiquement, privilégie l'auteur plutôt que le collectif, la salle de cinéma plutôt que les écrans domestiques ?

Richard Brody : Les Cahiers du cinéma s'appelaient originellement Les Cahiers du cinéma et de la télévision. Le cinéma est une idée qui a progressivement intégré les écrans domestiques. Un acteur a toujours pu produire, écrire ou réaliser des films : Ida Lupino, Jerry Lewis, John Cassavetes. Ce qui a changé, c'est la vitesse de circulation : les productions indépendantes sont montées plus rapidement et pour moins cher, elles sont distribuées plus facilement sur le câble ou sur le web. Comme la nouvelle génération de critiques est très à l'aise avec les nouveaux médias, la reconnaissance arrive plus tôt pour les réalisateurs, producteurs et scénaristes utilisant ces supports. Ceci dit, le long-métrage reste un idéal artistique, même si la télévision offre aujourd'hui davantage d'exposition et de profits.

Emmanuel Burdeau : Bien sûr qu'il est important qu'il s'agisse d'un collectif. Que dans ce collectif ceux qui jouent écrivent et réalisent aussi, que la distribution des tâches y soit tournante. Que ce collectif ait pu s'exprimer aussi bien sur scène qu'à la télévision et au cinéma. Important par rapport à nos habitudes critiques françaises ? Peut-être. En France, ce genre de circulation réussie n'existe simplement pas, en dépit de très fortes personnalités comiques (Chabat, Baer, Jamel). Important enfin pour la raison indiquée dans votre question, à savoir que la comédie pourrait être moins une propriété personnelle qu'un souffle qui passe dans nos vies, une chose éparpillée, et qu'il importe moins de se demander qui fait rire, et comment, que de s'étonner – et de jouir – de ce fait simple et énigmatique : il y a de la comédie, il y a du rire. Partout.

Jacky Goldberg : Cette tradition critique française a joué, sans doute. Je crois aussi que le dédain qu'affiche pour lui l'équipe actuelle des Cahiers du cinéma – et la lenteur qu'avait mis l'équipe précédente, dirigée par Emmanuel Burdeau, à s'y intéresser, se rattrapant largement par la suite – s'explique en partie par cette tradition...

Barry Mendel : Judd est père de deux filles, il est en prise avec la jeune génération ultra-connectée. Cela ne l'empêche pas d'être très attaché à la salle de cinéma. Il porte un grand soin à la photographie et au son de ses films. "Girls" est une exception ; Judd va continuer à réaliser pour le grand écran.

Lena Dunham, créatrice de la série Lena Dunham, créatrice de la série "Girls", produite par Judd Apatow. | APATOW PRODUCTIONS/HBO

 

Apatow confie que, jeune, il était l'un des seuls, parmi ses camarades, à vouer un culte à la comédie. Il évolue aujourd'hui dans un environnement où cet amour est majoritaire. De quelle manière son succès résonne-t-il avec ce triomphe tous azimuts de la comédie ?

Richard Brody : J'ai grandi à Long Island, à dix miles d'où Apatow a passé son adolescence. J'ai environ 10 ans de plus que lui ; la comédie était déjà populaire. Mes amis et moi regardions le "Saturday Night Live" comme un divertissement, qu'on oubliait le lendemain. J'imagine que pour lui, c'était une question de vie ou de mort. Qu'il s'agisse d'un trésor caché qu'ils sauvent de l'obscurité ou d'un objet grand public dont ils estiment être les seuls à apprécier la grandeur, tous les jeunes obsédés éprouvent un sentiment de solitude. Apatow était de ceux-là.

Emmanuel Burdeau : C'est bien après la parution du livre que j'ai découvert, dans le volume 3 de ses écrits complets publiés chez POL, un article dans lequel Serge Daney fait remonter à Annie Hall de Woody Allen une sorte de basculement : les faibles, ceux dont on riait, commencent à transformer cette faiblesse en savoir, par exemple en savoir sur la manière dont le rire fonctionne. Celui-ci, dès lors, de souffrance se transforme en arme. Je résume un peu grossièrement, et d'ailleurs Daney n'approuve pas particulièrement cette évolution dans laquelle il voit un symptôme de plus du devenir-culturel du cinéma. Apatow s'inscrit absolument dans cette histoire dont l'origine, pour lui, est la création de "Saturday Night Live" et non Annie Hall. Mais enfin c'est la même période : 1974, 1978. A partir de là, ça va très vite : depuis les années 1980, il est inconcevable pour qui passe à la télé, et même pour quiconque, de n'être pas drôle. La comédie ne devient pas seulement une culture, avec ses émissions comme le "Saturday Night Live". Elle devient une valeur et une forme de pouvoir. Apatow appartient à cette époque. L'époque où le rire est devenu un élément essentiel des rapports entre personnes, où il est devenu aussi une forme de terreur. Face à cela, son attitude est double. D'un côté, il se réjouit de voir le rire omniprésent : c'est la preuve que sa passion a gagné, qu'elle est partagée par tous. C'est la face quotidienne, domestique de son travail. De l'autre, il refuse radicalement que la comédie devienne une arme, que les comiques soient remplacés par les rieurs. C'est l'autre face de son travail, surtout sensible dans les collaborations avec Adam McKay et Will Ferrell : ridiculiser ceux qui pour qui être drôle, être sûr de soi et être un maître (ou un patron) sont une seule et même chose.

Jonah Hill et Jason Segel dans Jonah Hill et Jason Segel dans "Sans Sarah, rien ne va !" de Nick Stoller, produit par Judd Apatow (2008). | PARAMOUNT PICTURES

 

Jacky Goldberg : Apatow n'est pas le seul comique américain important aujourd'hui. On les a un peu oubliés, mais les Farrelly, malgré un faux-pas, lorsqu'ils ont voulu courir après la recette Very Bad Trip avec Bon à tirer, ont énormément fait pour le genre. James L. Brooks, aussi, qui reste extraordinairement sous-estimé en France même si cela tend à changer depuis Comment savoir. Plus une foule d'autres comiques, plus ou moins célébrés, qui n'ont pas attendu Apatow pour nous faire rire intelligemment. Apatow est simplement celui qui aura eu la force, collectivement, de remettre la comédie au centre, d'attirer l'attention sur elle au-delà des fans. Il reste du boulot, ceci dit...

Barry Mendel : C'est déplorable, mais l'Amérique juge les personnes selon leur succès. Depuis les années 1980, de Steve Jobs à Bill Gates, on assiste au triomphe des "nerds", ces rebuts des cours de récré qui ont rencontré le succès grâce à la révolution numérique. Les comiques sont, eux aussi, d'anciens outsiders ; s'ils avaient été populaires au lycée, ils n'auraient rien à raconter. Lorsque Woody Allen a succédé à John Wayne en tant qu'homme le plus sexy d'Amérique, les codes de la masculinité ont commencé à évoluer. Judd a actualisé l'approche de Woody. Il a imposé des personnages et des acteurs non-traditionnels aux studios. Vous savez, au moment de 40 ans toujours puceau, les majors n'étaient pas ravies de produire le premier long-métrage d'un inconnu avec un autre quasi-inconnu, Steve Carell. Et après le carton du film, ils n'étaient guère enthousiastes à l'idée que le jeune juif replet de 40 ans toujours puceau, Seth Rogen, soit la star du deuxième film de Judd, En cloque mode d'emploi...

Katherine Heigl et Seth Rogen dans Katherine Heigl et Seth Rogen dans "En cloque, mode d'emploi" de Judd Apatow (2007). | PARAMOUNT PICTURES

 

En entretien, Apatow cite fréquemment John Cassavetes, Robert Altman, James L. Brooks, Mike Nichols ou même Ingmar Bergman. Des cinéastes pour lesquels le drame importe autant, si ce n'est plus, que la comédie. Y a-t-il un malentendu Apatow ? Ne sous-estime-t-on pas la part dramatique de son cinéma ?

Richard Brody : Je le pense, oui. Lorsque j'ai vu En cloque mode d'emploi pour la première fois, j'ai pensé qu'il manquait au film son "heure cassavetienne" – durant laquelle, au prix de longues discussions conflictuelles, le couple principal aurait forgé sa relation. La part dramatique de son cinéma, jadis tacite et refoulée, devient de plus en plus explicite. Cet homme va continuer de nous surprendre.

Emmanuel Burdeau : Je ne crois pas qu'il faille courir au secours d'Apatow, qu'il y ait urgence à dissiper les malentendus... A supposer qu'il y ait encore des causes critiques, elles sont plus pressantes que celle-là. Il n'empêche qu'en effet le projet d'Apatow cinéaste est bel et bien d'atteindre à une sorte d'indiscernabilité entre drame et comédie, de faire un film pouvant aller aussi bien dans les deux genres. C'est une entreprise audacieuse, à l'aune de laquelle 40 ans mode d'emploi ne me semble qu'à moitié réussi.

Jacky Golberg : Tout dépend de qui l'on parle. Il y a peut-être un malentendu vis-à-vis du grand public (et des grands médias), et en particulier français, pour qui la comédie américaine est nécessairement synonyme de bêtise et de régression, quand la comédie française, elle, serait spirituelle et subtile – vaste supercherie. Mais je crois que la vraie critique, américaine comme française, a très vite saisi la part sérieuse des films d'Apatow – jusqu'à peut-être la retourner contre lui aujourd'hui.

Barry Mendel : Judd aime faire réfléchir les gens à deux fois. C'est un terrain qu'il a de plus en plus envie d'explorer. Il laissera certaines personnes de côté, mais pour ma part, j'ai envie de faire partie du voyage. A l'arrivée, un cinéma plus profond et mature nous attendra ; avec un peu de chance, ces films, par leur honnêteté, nous divertiront autant que par le passé, si ce n'est plus.

Lire aussi la critique de 40 ans mode d'emploi par Thomas Sotinel (en édition abonnés) : La quarantaine rugissante de Judd Apatow.

Lire aussi l'enquête d'Aureliano Tonet parue le 9 mars 2013 dans M - Le magazine du Monde (en édition abonnés) : Apatow, pas si potache.

 

Propos recueillis par Aureliano Tonet

 

 

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