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28 janvier 2013

"Zero Dark Thirty" : un film aseptisé qui en dit long sur Bigelow et l'Amérique

 

Le Nouvel Observateur

 

Modifié le 27-01-2013 à 16h50

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Temps de lectureTemps de lecture : 7 minutes

LE PLUS. Le film de Kathryn Bigelow sur l'élimination d'Oussama Ben Laden n'en finit plus de faire parler. L'occasion pour notre contributrice de revenir sur l'objet de la polémique. Pourquoi peut-on dire que la réalisatrice marche sur des oeufs ? Quels sont les points communs entre l'héroïne et Ben Laden ? Autant de questions auxquelles ce texte tente de répondre.

Édité par Henri Rouillier 

 

"Danger : terrain miné !" C’est ce que je me suis dit, in petto et en pétard, quand j’ai appris le nouveau projet cinématographique de Kathryn Bigelow. En pétard, car il me semblait inconsidéré de sa part de prendre de si grands risques en abordant, de manière si prématurée, un sujet à ce point sensible, voire explosif : évoquer les dix ans de la traque et de l’enquête orchestrée par la CIA pour enfin mettre la main sur Oussama Ben Laden et régler, si faire se peut, la tragédie du World Trade Center. On a beau avoir tourné "Démineurs", il est des situations qu’il est préférable d’éviter, car elles peuvent vous péter à la figure. Car, au bout du projet, que risquait-elle, sinon que les uns aboient et rudoient, et que les autres "fatwaent" à tour de bras ?

 

Risqué, oui, sacrément risqué. Mais, comme le dit à juste titre Etienne De Haas, contributeur au Plus, la dame est "couillue" et sait conserver en toutes circonstances des nerfs d’acier. Voyez plutôt "Démineurs" : aussi froid et documenté qu’une fiche de l’ONISEP. Devenir démineur : avantages et inconvénients, et cela en dehors de toute analyse du contexte politique. Juste montrer les facettes du job, sans laisser de place à l’émotion, ou presque. On donne à voir avec distance, on décortique les différents aspects du métier ; au spectateur d’adopter le point de vue moral de son choix.

 

Désamorcer, encore et toujours

 

C’est un peu cette même stratégie qu’a, une nouvelle fois, adoptée Kathryn Bigelow : distance et désamorçage, car on n’oublie jamais que l’on marche sur des œufs. Le point de vue se veut résolument objectif, mais, à y bien regarder, tout semble contenu, contrôlé, policé, histoire de ne pas faire de vagues et de ne pas prêter le flanc à la critique : pas de manichéisme, pas de fanfaronnade US, peu ou pas de drapeaux américains affichés à tout bout de champ, pas de jubilation dans la traque, tout est under control. Honorable, certes, mais cela éloigne quelque peu de l’objectivité revendiquée.

 

Ainsi l’évocation du 11-Septembre est-elle, d’emblée, elliptique, sonore, sans images, et à peine le spectateur commence-t-il à avoir les poils qui se hérissent, à l’écoute des enregistrements des appels au 911 des victimes en devenir de la tragédie qui est en train de se jouer, que l’on passe aussitôt à autre chose.

 

Une scène du film

Une scène du film "Zero Dark Thirty", avec Kyle Chandler et Edgar Ramirez (LILO/SIPA).

 

On l’aura compris, d’entrée de jeu, la réalisatrice n’utilisera le pathos qu’à dose homéopathique, parce que c’est le style qu’elle revendique et, parce qu’aussi elle refuse de se voir éventuellement accusée de partialité. Le 11-Septembre devient ainsi la cause d’un problème dont tout ce qui va suivre n’est que la mise en place de la solution à mettre en œuvre pour le régler, et Ben Laden la cause du problème, qu’il convient donc d’éliminer, ainsi qu’on le ferait du patron d’une puissante organisation criminelle ou d’un indestructible trafiquant de drogue. Les motivations des uns et des autres, le contexte politique et/ou religieux qui le sous-tend, semblent quelque peu passés à la trappe.

 

La même fausse neutralité ou objectivité se retrouve dans l’enquête qui va occuper les protagonistes de l’histoire pendant une décennie : tout montrer, mais en gommant le plus possible les aspérités, en suivant un ordre rationnel inscrit dans les marbre des procédures de la Compagnie. Commencer par défricher le terrain en procédant à des interrogatoires musclés, histoire de faire apparaître des lignes directrices et des schémas d’interprétation.

 

À partir de là, élaborer des hypothèses, y renoncer pour mieux y revenir, tâtonner, avancer pour mieux reculer, convaincre, ne pas y parvenir, convaincre et, cette fois, y parvenir, douter, être sûr, y aller, ne pas y aller, et, au final, y aller, en croisant les doigts. Le film s’évertue à mettre en exergue la difficulté de l’entreprise et le désarroi de la puissante Compagnie. Montrer qu’elle n’exhibe jamais avec jubilation sa réputée infaillibilité. De cette pseudo modestie procède aussi l’obligation de désamorcer et de s’éviter les foudres d’un public à venir pas forcément américanophile...

 

Torture soft ? Epouvantable oxymore !

 

Défricher l’enquête passe, nous l’avons dit, par le recours aux tortures. Point qui a fait naître des polémiques sans fin, dont on peine à concevoir la virulence. Car cette étape est montrée comme fonctionnelle, utilitaire : elle est conduite par des hommes qui font le job, en bons professionnels. On explique aux futurs "concernés" les différentes étapes de la procédure : la serviette mouillée dans un premier temps, puis, si cette première étape ne donne pas les effets obtenus, la cage, en passant par une exhibition de parties génitales devant témoin féminin.

 

Les "interrogateurs" gardent le contrôle, se montrent respectueux des destinataires de leurs interventions. Pas de propos insultants (dans la V.O., aucun "fuck" entendu durant les scènes de tortures, ce qui est quasiment surréaliste), un certain respect de son interlocuteur, l’utilisation de phrases-clés conventionnelles comme "Je vais te briser", dit sans grande conviction. Bien loin du "Je vais te briser" prononcé avec un accent russe à faire froid dans le dos, par Ivan Drago (Dolf Lundgren) dans "Rocky IV", le sentiment qu’il convient d’en passer par là, que ce serait mieux, pour chacune des parties concernées, d’éviter ce type de "désagrément".

 

Et, pour mieux faire comprendre qu’un membre de la CIA est aussi un homme en proie au questionnement intérieur, mettre en scène un pro de la torture qui jette l’éponge après avoir trop utilisé la serviette. On est donc à des années-lumière des terribles photographies de la prison d’Abou Ghraib, où humiliations rimaient avec privation des droits les plus élémentaires des prisonniers.

 

Les scènes de torture ne choquent hélas plus car elles nous ont déjà été montrées et parce que cruellement et banalement, elles s’inscrivent dans un processus narratif ultra codé. Qui dira le mal fait, dans ce domaine, par la torture à laquelle a recours le personnage de Jack Bauer dans la série "24", qui l’utilise plus souvent que son téléphone portable ? Qui dira la banalité de la torture par l’eau depuis que, dans le film "Sécurité rapprochée", le personnage de Tobin Frost joué par Denzel Washington rappelle ironiquement à ses futurs tortionnaires que, dans cette torture, l’usage d’une serviette au grammage supérieur à 600 est recommandé, car produisant de meilleurs effets ?

 

Cachez donc ce corps que l’on ne saurait voir !

 

Dire la vérité, mais sans trop en montrer pour ne pas irriter, pour ne pas heurter : voilà le point de vue adopté dans le reste du film, essentiellement consacré à l’enquête, âpre et sinueuse, conduite par la CIA. Ne vous attendez donc pas à un film d’actions, avec Stallone ou Schwarzenegger, déboulant au Pakistan, couteau entre les lèvres. Pas de rentre-dedans, mais le sérieux et l’exactitude de ce qui est montré comme un documentaire. Et l’enquête, parce qu’elle piétine, stagne ou régresse, écarte le plus possible toute action spectaculaire (à l’exception de deux ou trois quand même) et oblige le spectateur à l’attention.

 

La scène ultime est, à ce sujet, exemplaire : de Ben Laden qui s’apprête à connaître la fin que l’on sait, on n’entrevoit, l’espace de deux ou trois secondes, que la silhouette fantomatique et une fois mort, que le nez aquilin que l’on a si souvent observé lors des messages télévisés auxquels il s’adonnait. À ce sujet, les photographies prises ce jour-là sont autrement plus explicites et marquantes. Dans le film, le corps de l’ennemi public n°1 est ainsi totalement escamoté, dans ce souci bien compréhensible de ne pas l’ériger en martyr. Prudence, prudence, mais aussi pudeur et, pourquoi pas, respect dû à l’ennemi abattu. Ainsi de retour de cette mission historique, le commando n’affiche-t-il aucun triomphalisme : on a fait le job, c’est tout !

 

Maya et Oussama : deux personnages-miroirs

 

Tout ce temps passé à poser le sujet et tarder à aller à l’essentiel : quel dommage, car l’essentiel ici n’est pas tant la traque de Ben Laden que le personnage qui la porte sur ses frêles épaules : Maya, interprétée avec brio par Jessica Chastain, l’actrice qui monte, qui monte. C’est ce personnage qui fait l’intérêt du film, c’est lui qui fait de "Zero Dark Thirty", autre chose qu’un simple documentaire, mais une œuvre de fiction dans laquelle les personnages ont une chair et palpitent.

 

Jessica Chastain, l'actrice américaine, connaît une carrière fulgurante. Le 18 janvier 2013, à New York (SIPA).

Jessica Chastain, l'actrice américaine, connaît une carrière fulgurante. Le 18 janvier 2013, à New York (SIPA).

 

Maya et Oussama, même combat ? Bien sûr que non ! Mais, à bien des égards, ces deux-là connaissent des parcours communs, que l’on pourrait résumer à deux mots-clés : territoire et réclusion.

 

Territoire, d’abord. Pour les traqueurs d’Oussama, il équivaut à dénicher l’ennemi, le localiser, et c’est sur cela que repose toute l’enquête et tout sera mis en œuvre pour y parvenir, au prix de moyens techniques sophistiqués mais, surtout, d’une patience infinie.

 

CIA belle et tais-toi ! Jamais !

 

De territoire aussi, il est question pour le personnage de Maya (qui, dans la vraie vie, a existé, comme l’a rappelé Roland Jacquard, Président de l’Observatoire international du terrorisme, dans l’émission de Paul Amar). Tout au long du film, c’est à une prise de territoire qu’elle engage son énergie  et la mise en scène le montre magistralement. Dès les premières scènes, elle est condamnée à occuper les angles des différents lieux dans lesquels elle passe. Ces lieux, elle ne les occupe pas, elle s’y trouve, tout simplement. Du hangar de l’ouverture du film, en passant par les salles de réunion où on lui dit de changer de place, à son bureau exigu, sans fenêtre, jusqu’au coin où elle se réfugie, se pelotonne, pour évacuer la douleur qui l’assaille.

 

Gagner son territoire sera à l’écran, et dans sa mission, le combat de Maya. Combat qui ne sera gagné que lorsqu’elle haranguera le commando qui mènera l’action ultime : dans cette séquence, elle est au centre de l’image, au centre du groupe, au cœur de l’action. Sa lutte territoriale est achevée, elle a trouvé sa place.

 

Enfin, place centrale dans l’avion qu’elle occupe seule, qui signe définitivement son importance et sa marche solitaire à venir.

 

Réclusion est l’autre aspect qui réunit ces deux protagonistes que tout semble opposer. Pour échapper à ses ennemis américains, Ben Laden trouve refuge dans une maison-forteresse, à l’intérieur d’une citadelle – boîte gigogne, où chaque pièce en cache une autre. Une vie coupée de tout, tournée vers l’intérieur.

 

Réclusion, c’est aussi ce que vit Maya : pour trouver Ben Laden, elle se condamne aussi à ce même enfermement. On ne la voit qu’à l’intérieur d’immeubles, de boîtes (pièces, voitures) dont il est préférable qu’elle ne sorte pas. Enfermée aussi dans sa vie personnelle : pas de vie amoureuse et peu de vie sociale. Elle n’existe que pour et par la traque, comme entre parenthèses. Et si elle la conduit à son extrémité, c’est que, comme Ben Laden, elle a choisi la réclusion. Et quand arrive la fin de la mission, elle se rend compte qu’elle s’est battue pour son "homeland", la nation, mais qu’elle n’a pas de "home" : poignant.

 

"Zero Dark Thirty", un film qui met en lumière des personnages de l’ombre, que leurs convictions conduisent sur les chemins de la souffrance et de l’effacement au monde.

 

 

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À lire sur CinéObs :

- la fiche du film

- la critique de François Forestier

 

 

 

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